Depuis qu’il a réchappé à la mort, à 23 ans, Amos Gitaï a réalisé tellement de films, de spectacles, écrit tant de livres et provoqué tant de scandales que ce soir-là, sur la scène du théâtre de la Colline, lors de la première de House, quand Jeanne Moreau est apparue sur l’écran du fond de scène, et qu’elle a commencé à parler, complètement désynchronisée, je me suis dit “Tiens, qu’est-ce qu’il a encore inventé ?” J’ai d’abord pensé que c’était voulu, ou du moins, s’il s’agissait d’un acte manqué, qu’il était réussi. Puis j’ai cherché dans ma tête la référence biblique de ce désynchronisme : est-ce ainsi que les morts parlent aux vivants, dans la Torah ? Le verbe étant au commencement de tout, en parlant à côté de sa bouche, Yahvé aurait-il montré à Abraham l’inanité de l’image, toujours en retard sur la parole ?

Si c’était vraiment involontaire, le régisseur du plateau allait bientôt interrompre la représentation, s’excuser platement, et on reprendrait tout après avoir recalé la bande-son. Que nenni, la projection de cet extrait d’interview s’est poursuivie, faisant paraître Jeanne Moreau plus étrange que jamais. Personne n’eut l’impolitesse de protester comme cela se serait passé dans une salle de cinéma, confirmant ainsi que nous étions bien au théâtre, devant un spectacle vivant, où, par la grâce de ce décalage entre le son et l’image, nous étions plongés dans le doute, une partie de la salle pensant une chose avec laquelle l’autre partie n’était pas d’accord. Et c’était pile le sujet de la pièce… et de l’œuvre d’Amos Gitaï.

Une paix introuvable

En fait, la pièce avait commencé avant qu’on entre dans la salle : les deux ouvriers palestiniens en train de tailler des pierres étaient sur scène depuis un moment, marteaux et burins frappant les trois coups jusqu’à ce que, selon l’expression consacrée, le rideau se lève.

Le mur que les ouvriers palestiniens sont en train de construire, c’est celui de la maison que les juifs leur ont volée, en 1948. Qu’ils ont volée à leurs parents, ce qui n’est pas tout à fait pareil. Ça n’en est pas moins douloureux, et peut-être même plus cruel que pour leurs parents qui, eux, semblent s’y être résignés, fatigués de se plaindre. Mais pour les fils, à la honte de la nakba (la catastrophe) qu’ils n’ont pas vécue, s’ajoute l’humiliation de devoir, pour gagner leur vie, ajouter un étage à l’édifice de malheur, devenu le temple de leur haine.

L’histoire de cette maison, l’architecte Amos Gitaï la raconte depuis plus de quarante ans. Son premier film, en 1980, s’intitulait déjà House. L’évocation de ce drame fait pleurer Dora, à côté de moi, sans bruit. Elle finira par se moucher bruyamment quand celui qui vit dans cette maison, un jeune juif moitié français, moitié hollandais et totalement israélien, tout en donnant des ordres aux ouvriers, revendiquera le droit d’habiter cette maison parce que ses parents sont morts à Auschwitz. Au souk des arguments spécieux, les patrons sont toujours odieux.

On reconnaît l’obsession dystopique qui préside aux œuvres d’Amos Gitaï, lesquelles ne sont jamais des meetings, ni des messes. Plutôt des concerts, si l’on en croit la place qu’il accorde à la musique. C’est en effet avec des barres de fer, des bouts de bois et toutes sortes d’objets guerriers que les protagonistes, Israéliens et Palestiniens, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans, frappent en cadence sur les tubulures métalliques des échafaudages. C’est cathartique, mais la paix reste introuvable.

Une nouvelle énigme s’impose alors au terme de la démonstration. Elle trouble tout autant que le désynchronisme de Jeanne Moreau, c’est l’absence d’intrigue. Gitaï aurait pu imaginer une histoire d’amour, un crime crapuleux, la découverte d’un trésor archéologique, réconciliateur. Non. Aucune concession. Comme si, comble de désespoir, la situation des Palestiniens devait demeurer à la fois tragique et insoluble, et impropre à offrir, sur une scène parisienne, une tragédie.