
Dans la salle de classe baignée de lumière du Conservatoire de Stains, en Seine-Saint-Denis, les premières notes de la Symphonie n°9 de Dvořák retentissent. Concentrés, cinq adolescents écoutent l’introduction de cuivres, clarinettes et bassons du deuxième mouvement, tandis que Zahia Ziouani tape machinalement le rythme de la mélodie du bout des doigts. Entre deux notes, la cheffe d’orchestre coupe le son, puis interroge ses élèves sur leurs premières impressions. “On dirait que c’est une histoire heureuse”, ose timidement Emilie. Eclat de rire bienveillant de sa professeure. “Si tu veux ! Moi je dirais plutôt que c’est un morceau assez sombre, mélancolique”, explique-t-elle, avant de raconter les inspirations de cette symphonie dite “Du nouveau monde”, d’évoquer sa puissance, d’en décortiquer chaque note. Le charme opère : captivés, les étudiants restent attentifs jusqu’à la fin de la session. Badis, qui hésitait il y a encore quelques mois à arrêter la musique, confie même son désir de diriger le final de la symphonie au concert de la classe de direction d’orchestre du Conservatoire, qui aura lieu en février prochain. Un large sourire apparaît sur le visage de son enseignante. “J’aime venir ici, parce que c’est un endroit où je me sens utile”, nous confiera-t-elle après le cours.
“Ici”, c’est le département de Seine-Saint-Denis où elle a grandi, plus précisément la ville de Stains où réside l’orchestre Divertimento qu’elle a fondé en 1998, et encore plus spécifiquement le Conservatoire municipal de musique et de danse (CMMD) qu’elle a dirigé pendant dix ans. Elle prend le temps d’y former de jeunes musiciens, malgré une renommée internationale, des dizaines de concerts un peu partout en France, et désormais un film sur sa vie, Divertimento, de Marie-Castille Mention-Schaar, en salles ce mercredi 25 janvier.
Zahia Ziouani chérit la diversité des parcours et la proximité qu’elle entretient avec ses élèves, qui n’existe pas toujours dans d’autres structures. Même si, à Stains comme ailleurs, la rigueur est de mise. “Je veux du travail, de l’engagement, de la ponctualité et du savoir-être”, liste la cheffe d’orchestre. “L’excellence, ça s’apprend. Dans la musique ou dans le monde professionnel”. Leçon retenue pour Gaston qui, dans le cadre de l’Académie Divertimento créée par la quadragénaire, a déjà eu l’occasion de jouer à la Philharmonie, à la Seine Musicale ou devant le couple présidentiel à l’Elysée. A seulement 21 ans, le jeune homme a souvent eu envie de délaisser le violoncelle pour le foot, et de rejoindre les copains qui séchaient les cours de solfège. “Mais Zahia m’a appris la détermination, et maintenant on fait des concerts de ouf. J’aime lui dire merci pour tout ça”, confie-t-il à L’Express.
“Il y avait une espèce d’évidence”
Gaston aime se trouver des points communs avec “sa” prof. Zahia Ziouani a, elle aussi, “détesté occasionnellement” sa mère de la forcer à continuer la musique, douté de ses compétences et de sa légitimité – petite, elle ne pouvait s’identifier “à ces hommes blancs, généralement barbus” qu’elle voyait diriger les grands ensembles internationaux. “Mais comme vous pourrez le voir dans le film, c’est l’aventure collective de l’orchestre qui m’a poussée à continuer”, nous dit-elle.
L’amour de la musique classique, aussi, qu’elle découvre dans la version filmée des Noces de Figaro enregistrée par son père, ou à l’opéra lorsque sa mère l’emmène, avec sa soeur jumelle Fettouma, à une représentation de la Flûte enchantée de Mozart. Enfant, elle reste marquée par la scène du film Soleil Vert, dans laquelle le personnage joué par Edward G. Robinson voit défiler des images de la nature avant de mourir, en écoutant un extrait de La Pastorale de Beethoven. A un âge où d’autres admirent la performance des acteurs, elle attendra la fin du générique pour s’assurer, sur l’écran de télévision de l’appartement familial de Pantin, qu’il s’agissait bien de la Symphonie n°6 du compositeur allemand. “J’ai été épatée par l’énergie et la beauté de cette musique d’orchestre. Il y avait une espèce d’évidence, ça a résonné en moi”.
D’abord séduite par la guitare, la musicienne se met rapidement à l’alto, qui lui permettra de rejoindre sa sœur violoncelliste au sein d’un orchestre. Positionnée juste en face du chef, elle se prend alors à rêver. “J’observais à droite, à gauche, derrière moi, j’entendais les sons des instruments qu’il menait. J’étais fascinée”. Suivront des heures à regarder des documentaires sur les chefs d’orchestre avec son père, à dévorer des magazines spécialisés ou déchiffrer des partitions de Mozart dans son lit, éclairée à la lampe torche. En lisant, l’adolescente entend déjà distinctement la mélodie se former dans sa tête. “Parfois, c’était presque mieux que d’avoir un casque : je façonnais la musique comme j’avais envie de l’entendre”. A 14 ans, au conservatoire de Pantin, elle dirige pour la première fois un orchestre pour “donner un coup de main” à son professeur de l’époque. “Je me suis rendu compte que c’était là, ma place. Et je ne l’ai plus quittée”, lâche-t-elle en riant.
“Ma seule opportunité et mon unique chance”
Zahia Ziouani a pourtant dû s’accrocher. En traversant le périphérique pour étudier au lycée parisien Racine, qui propose un double-cursus de musique, en 1995, elle et sa sœur sont confrontées pour la première fois “au mépris de classe, parfois au racisme” de certains professeurs. “Ce n’est pas normal que vous soyez aussi bonnes en venant de la Seine-Saint-Denis”, entendront-elles entre deux cours. Qu’importe : les réflexions mal placées et les comparaisons avec des élèves bien plus avancés dans leurs parcours musicaux ont été “l’ultime coup de pied aux fesses” dont avaient besoin les jumelles. A la même période, Zahia Ziouani rencontre le compositeur roumain Sergiu Celibidache – qu’elle admirait au point d’en avoir accroché un poster dans sa chambre -, qui la repère et lui enseigne la direction d’orchestre. Après son baccalauréat, elle divise son temps en tant que professeure aux conservatoires de Stains et de Paris. Dans chacune de ces villes, elle observe de jeunes artistes enfermés dans leur bulle sociale et culturelle. “Il y avait ces musiciens parisiens qui ne sortaient jamais de Paris, et ceux de Stains qui ne traversaient jamais le périph. J’ai décidé de les rassembler”.
A 20 ans seulement, elle décide de créer son propre orchestre : il s’appellera Divertimento. Face aux institutions culturelles, aux maires, aux présidents de départements, elle défend son projet et tente de débloquer des dates et de récolter des fonds. “Ça a été ma seule opportunité et mon unique chance. Je serais encore en train d’attendre que le téléphone sonne dans ma chambre si je ne m’étais pas bougée”, souffle-t-elle, alors que les femmes ne représentent en 2023 que 4 % de la profession de chef d’orchestre. “J’ai entendu que je ne serai pas capable, que je n’aurai pas l’autorité nécessaire, la force physique adéquate. On m’a aussi dit que ce n’était pas compatible avec la maternité… Et pourtant !”, ironise-t-elle en désignant du regard sa fille de 8 ans, qui dessine calmement dans un coin de la pièce.
“L’orchestre de banlieue”
En 2007, Zahia Ziouani est la première femme à être nommée cheffe invitée de l’Orchestre national d’Algérie. Avec les 70 musiciens de son ensemble, elle se réjouit par ailleurs de donner une cinquantaine de concerts par an, partout en France et en direction de tous les publics. Ces partenariats ne sont pas toujours faciles à obtenir. Engagée pour la diversité culturelle, Zahia Ziouani dénonce le “double discours” de certaines institutions. “On nous demande de s’investir auprès des jeunes, des territoires ruraux, des quartiers populaires… Ce que je fais. Mais j’ai toujours autant de mal à trouver de l’argent et des concerts”, lâche-t-elle.
“Pour obtenir des subventions, c’est parfois les 12 travaux d’Hercule. Il faut aller chercher les pouvoirs publics, les chefs d’entreprise, les mécènes… C’est une bataille d’explications et de conviction”, confirme Morald Chibout, président de l’orchestre Divertimento. Fort de son expérience de directeur général au sein de grands groupes nationaux, l’homme se bat depuis trois ans aux côtés de la cheffe d’orchestre pour rendre l’ensemble encore plus visible. “On nous a souvent vus comme ‘l’orchestre de banlieue’, alors même que nous sommes un orchestre philharmonique à visée nationale et internationale… Les choses commencent à évoluer, mais c’est un combat quotidien”.
Zahia Ziouani continue de s’investir dans mille projets. Résolument moderne, elle proposera aux spectateurs du théâtre du Rond-Point de s’immerger dans une symphonie de Mahler à l’aide d’un travail scénographique en vidéo en mars prochain, avant de présenter en octobre un spectacle inspiré de la Coupe du Monde de rugby à la Philharmonie de Paris. Et pour les JO 2024, elle travaille déjà sur une série de concerts qui associent musique classique et break dance, nouvelle discipline olympique. Surtout, elle attend avec impatience le fameux concert de sa classe de direction d’orchestre, en février prochain. Depuis quelques semaines, les répétitions de ses jeunes élèves ont déjà commencé au CMMD de Stains. L’occasion pour Badis, Emilie et les autres de montrer, à leur tour, tout leur talent.