Anthony Guyon, professeur à Sciences Po, est l’auteur du livre Les tirailleurs sénégalais – De l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours (Perrin, 2022). A l’occasion de la sortie du film de Mathieu Vadepied avec Omar Sy, l’universitaire revient sur l’histoire de ces soldats, d’abord recrutés au Sénégal puis à travers toute l’Afrique et les autres colonies françaises, qui officièrent de 1857 à 1962.

L’Express : Qu’avez-vous pensé du film Tirailleurs ? Est-il fidèle à la vérité historique ?

Anthony Guyon : C’est un film nuancé, sobre et sans manichéisme, qui ne cherche pas à présenter de héros ni de victimes, mais des personnages complexes. On y voit par exemple des tirailleurs sénégalais en racketter d’autres.

Des tirailleurs ont bien été enrôlés de force, comme c’est le cas de Bakary Diallo, le personnage fictif incarné par Omar Sy. En fait, il y a eu différentes formes de recrutement : la contrainte, le volontariat et la négociation avec les élites villageoises, que les autorités françaises vont progressivement privilégier pour ne pas s’aliéner les hommes.

Le film montre bien la diversité du corps des tirailleurs, qui ne sont pas tous issus de la même région géographique et ne parlent pas tous la même langue. Bakary Diallo s’y exprime en peul. On ne se comprend pas entre Français et tirailleurs, mais on ne se comprend pas forcément non plus entre tirailleurs… L’un des enjeux pour eux a été de trouver une langue commune au front, au milieu des bombardements. Finalement, les tirailleurs ressemblent à tous les autres corps de l’armée.

Le Soldat inconnu pourrait-il être un tirailleur, comme le suggère le film ?

A en croire les recherches actuelles, qui se fondent sur le site, la géographie, c’est peu probable. Mais même s’il n’est pas africain, nous partageons quand même une histoire. Le propos du film est plutôt d’inciter à la réflexion. Il y a eu 8 millions de combattants pour la France, et parmi eux des Africains d’Afrique subsaharienne, des Malgaches, des Indochinois…

Les propos d’Omar Sy dans un entretien au Parisien ont suscité la polémique. Par ailleurs, certains reprochent au film de mettre en avant les tirailleurs au détriment des autres soldats. Comment expliquez-vous le climat de tension qui entoure la sortie de ce film ? La question des tirailleurs est-elle vraiment apaisée aujourd’hui ?

Malheureusement, la polémique autour des propos d’Omar Sy a été lancée par des gens qui ne connaissent pas grand-chose aux tirailleurs sénégalais, n’ont pas vu le film et n’ont pas lu l’intégralité de l’entretien. Le film n’a pas vocation à supprimer une histoire, il met en avant le corps des tirailleurs sénégalais. Les mémoires s’additionnent. On s’intéresse depuis bien longtemps aux tirailleurs. C’est plutôt Omar Sy qui est attaqué. D’ailleurs, même les gens qui ont déclenché la polémique ont reconnu le courage des tirailleurs.

Ces derniers ont-ils été victimes d’un manque de reconnaissance, comme on l’entend parfois ?

En 1918, ils ont défendu Reims menacée par les Allemands. Dès 1924, un Monument aux héros de l’armée noire a été érigé en leur honneur dans cette ville. Les historiens et les associations ont fait leur travail. Des romans sont revenus sur le parcours des tirailleurs : Le Chant noir des baleines, de Nicolas Michel, Frère d’âme, de David Diop. Sans oublier des films, comme Nos patriotes, de Gabriel Le Bomin, qui raconte la vie du tirailleur et résistant Addi Bâ. Tirailleurs est un aboutissement.

A l’initiative d’Aïssata Seck, petite-fille d’un combattant sénégalais et alors adjointe à la mairie de Bondy, François Hollande a naturalisé, en 2017, vingt-huit tirailleurs. C’est plutôt la question des pensions qui a posé problème : il a fallu beaucoup de temps pour que ces dernières soient accordées. On arrive doucement vers la fin des tirailleurs. Ceux qui sont encore en vie ont fait la guerre d’Indochine et d’Algérie.

Au-delà des seuls tirailleurs, n’est-ce pas la Première Guerre mondiale qui tombe peu à peu dans l’oubli ?

Je ne crois pas. Le centenaire du conflit a été l’occasion de travaux universitaires et d’hommages publics.

La participation des tirailleurs aux guerres de décolonisation dans les rangs de l’armée française a-t-elle contribué à les discréditer ?

Des tirailleurs ont en effet participé aux guerres de décolonisation : ils étaient 60 000 en Algérie, 5000 en Indochine – c’était la fin de ce corps d’armée [dont les dernières unités sont dissoutes entre 1958 et 1962, NDLR]. A Madagascar, au Levant, au Maroc, ils ont été vus comme le bras armé des Français. On ne comprenait pas pourquoi ils servaient l’armée française. Cela prouve qu’il n’y avait pas de solidarité entre les peuples colonisés ou ex-colonisés. Il faut rappeler que certains tirailleurs exprimaient une vraie volonté de s’engager, de servir l’armée.